Le monde de l’image doit-il craindre l’intelligence artificielle ?



Londres, le 13 avril 2022. L’artiste allemand Boris Eldagsen remporte le premier prix dans la catégorie non professionnelle « créativité » lors de la cérémonie des prestigieux Sony World Photography Awards 2 023 récompensant « les meilleurs clichés de 2022 ». Sa photo en noir et blanc, « Pseudomnesia : The Electrician », représentant deux femmes dans un style rétro a fait mouche auprès du jury. Le portrait est sorti du lot parmi 415 000 photos en lice (200 pays sont représentés).

Mais ce qui aurait dû ressembler à une consécration pour le photographe d’art qui officie depuis trente ans, s’est transformé ce jour-là en une scène d’aveu inattendue destinée à créer le débat. Coup de tonnerre dans le monde de l’image : l’artiste a révélé que son portrait avait été réalisé par une intelligence artificielle nommée DALL-E 2.

« J’ai déposé ma candidature pour voir si les organisateurs étaient prêts à gérer l’IA dans les concours internationaux. Visiblement, ils ne le sont pas », a-t-il écrit sur son blog après avoir refusé son prix. Quelques semaines plus tôt, une autre œuvre baptisée « Théâtre d’Opéra Spatial » et réalisée grâce à l’IA générative Midjourney, avait valu un prix controversé à l’artiste Jason Allen lors du concours d’art de la Colorado State Fair.

L’image du pape François en doudoune blanche a été générée par l’IA.
L’image du pape François en doudoune blanche a été générée par l’IA.

Image réalisée avec Midjourney

Inquiétude et fascination

Photographes, illustrateurs, graphistes… Tout le monde peut-il aujourd’hui s’improviser en maître de l’image grâce à l’intelligence artificielle (IA), quitte à tromper tout son monde ? Avec l’essor des plateformes comme ChatGPT, un outil capable de créer du contenu écrit, ou de DALL-E 2 et Midjourney, deux générateurs d’images, les IA inquiètent autant qu’elles fascinent. D’autant qu’elles se perfectionnent et se démocratisent à vitesse grand V auprès du public.

« Les progrès dans ce domaine sont impressionnants et ça ne va faire qu’évoluer. Il y a cinq ou six ans, on n’imaginait pas qu’on pourrait faire des choses aussi réalistes », pointe Pierre-Yves Oudeyer, directeur de recherche à l’Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique à Bordeaux. Le chercheur fait notamment référence aux nombreuses images, parfois invraisemblables, qui ont été partagées en masse sur les réseaux sociaux depuis le début de l’année.

Cette image de vieux manifestant en sang entouré de CRS a aussi été générée par l’IA.
Cette image de vieux manifestant en sang entouré de CRS a aussi été générée par l’IA.

Image réalisée avec Midjourney

Macron en éboueur, le pape en doudoune blanche façon rappeur, Trump en état d’arrestation… Ces images d’actualité factices, réalisées grâce à l’IA et troublantes de réalisme, renforcent le risque de voir les fake news proliférer. Une porte ouverte à toutes les manipulations que ce soit dans le cadre d’une élection ou d’une campagne publicitaire par exemple. « Il faut espérer que ça va redonner de la force aux journalistes professionnels. On est dans un monde où il est de plus en plus difficile de vérifier les informations. Nous-mêmes, nous pouvons nous faire avoir très rapidement. Le travail de vérification a une grande valeur ajoutée », estime le chercheur. Pierre-Yves Oudeyer travaille notamment sur l’étude et la mise au point de mécanismes permettant aux machines d’apprendre de nouveaux savoir-faire.

Pour un cadre légal

Si des interrogations émergent sur le plan éthique et juridique, la capacité des IA à imiter des métiers, notamment dans le domaine de l’image, est également au cœur des préoccupations. Avec une question en filigrane : le marché de l’emploi doit-il se réinventer pour ne pas se faire happer par ces nouvelles technologies ?

Dernier exemple en date, selon « Bloomberg » - un média américain spécialisé dans l’économie - l’agence chinoise de marketing BlueFocus prévoirait de remplacer ses rédacteurs et ses graphistes externes par des modèles d’IA générative. Un aperçu de l’avenir ? Le magazine « Cosmopolitan », qui tire à environ 180 000 exemplaires en France, a lui aussi fait couler beaucoup d’encre en confiant sa dernière couverture à une intelligence artificielle. La photo, bluffante, a été générée en à peine 20 secondes…

« C’est la folie de voir à quel point ça va vite. On se demande jusqu’où ça peut aller ? Le principal risque pour les indépendants, c’est de voir des clients se détourner de nous car ils seront attirés par la facilité, le gain de temps et d’argent que représentent les outils d’IA. Même si le résultat est largement en dessous de ce qu’on pourrait leur proposer », témoigne Cécile Ballade, 29 ans. Graphiste de formation, elle est désormais cheffe de projet digital à son compte depuis cinq ans. Selon elle, des amateurs pourraient par exemple saisir cette opportunité pour se faire passer pour des graphistes. « De l’argent facile, même si le travail est complètement bâclé », redoute-t-elle.

La jeune professionnelle reconnaît toutefois que les IA ont un avantage de taille : « Si l’outil est bien maîtrisé par les professionnels, il peut nous faire gagner beaucoup de temps sur des tâches fastidieuses en amont du processus de création ». Pour laisser la place à des tâches plus intéressantes.

« Il ne faut pas voir les choses de manière trop binaire, abonde Pierre-Yves Oudeyer. L’IA va certainement modifier des activités, mais elle peut aussi être un véritable outil de collaboration. » Le chercheur milite toutefois pour développer un cadre légal, assorti d’une obligation, par exemple, pour l’entreprise de préciser quand elle utilise l’IA, dans un souci de transparence et d’honnêteté intellectuelle.

Si l’outil est bien maîtrisé par les professionnels, il peut nous faire gagner beaucoup de temps

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